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Lundi : 10h00 - 20h00
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Le 7 janvier 2025
L’autrice de Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce revient ici sur son dernier livre Alors nous irons trouver la beauté ailleurs. Si elle loue le pouvoir de l’émerveillement, du beau et des mots, elle ne s’aveugle pas sur la dureté du monde. Elle propose une « gymnastique des confins » pour acquérir la grâce que l’on trouve dans la dignité du présent : se tenir debout face aux bulldozers, simplement parce que c’est juste, et s’accrocher aux coccinelles de Rosa Luxemburg*.
Propos recueillis par Gaïa Mugler-Thouvenin.
*Militante socialiste et communiste allemande (1871-1919) qui a lutté contre le capitalisme, l'impérialisme et la guerre jusqu'à faire de la prison, d'où elle a nourri une correspondance fournie.
La beauté est subjective et doit le rester, il ne faut surtout pas l’universaliser. Ce qui est universel, c’est le droit à la beauté. Pour moi, la beauté ressemble à un paysage de rosiers, de vignes, de montagne et de forêt. Mais ça peut s’incarner très différemment : est beau tout ce qui permet de reprendre son souffle et donne envie de s’arrêter un moment pour sentir, ralentir et se régénérer. Malheureusement, entre l’inflation, le béton et les écrans, c’est de plus en plus compliqué.
Par l’action collective, car les conditions matérielles d’existence, le capitalisme et les rapports de domination pèsent sur les individus. Ça ne peut dépendre uniquement du bon vouloir de chacun. L’État devrait fournir un autre cadre, mais il est défaillant. Il faut donc s’auto-organiser, et les plus privilégiés doivent être en première ligne pour créer les conditions d’accès à la beauté pour les moins favorisés.
Oui ! S’engager, se réunir tard, avoir la disponibilité d’esprit pour s’informer, etc., c’est dur quand on ne sait pas comment boucler la fin du mois. C’est pourquoi les questions de sécurité matérielle doivent être traitées en simultané des questions environnementales. D’où mon engagement pour un revenu universel, une vraie réduction du temps de travail et contre l’escalade numérique qui capte le peu d’attention qui nous reste. Ce sont des conditions d’implication citoyenne.
J’éprouve très peu de colère, plutôt une grande tristesse. Pourtant, je milite ! Mon moteur, c’est la dignité du présent, que j’oppose au découragement. On est nombreuses et nombreux à voir que le camp des bulldozers avance plus vite que notre pouvoir de réparation et de freinage. D’où un sentiment d’écrasement. La dignité du présent, c’est se dire que quand on s’engage, ce n’est pas dans une perspective utilitariste, parce qu’on est sûr de gagner, mais simplement parce que c’est la chose juste à faire, là, maintenant. C’est se sentir debout, digne, au bon endroit, au bon moment. C’est aussi une exigence envers soi-même.
Je suis très empathique, je me mets facilement à la place des autres. C’est dur à gérer, ça rend chaque souffrance ou injustice insupportable. Pourtant, je refuse de me faire une carapace. Alors, je tâche de pratiquer un « stoïcisme militant » : distinguer ce qui dépend de moi, de ce sur quoi je n’ai pas de prise, ni individuellement ni collectivement, sans sombrer dans le fatalisme ou la résignation. C’est une ligne de crête pas facile à tenir, mais qui aide à ne pas trop stresser inutilement et à mieux cibler ses combats.
Au contraire, plus le temps passe et plus j’en ressens le besoin. Plus le monde me paraît laid et violent, inhumain, plus cette capacité d’émerveillement se développe. Encore faut-il avoir de quoi s’émerveiller autour de soi, mais ça passe par de toutes petites choses parfois. Dans mon ancienne vie, je prenais trois minutes pour m’arrêter sur un banc avant le travail. Ces trois minutes ont mené à ma démission et mon engagement. Il y a un effet d’entraînement quand on commence à faire un pas de côté, même petit…
Plus le grotesque et l’absurde prennent de l’emprise, plus je m’attache à des questions un peu désuètes, peut-être d’élégance, d’honneur, de dignité, de loyauté, d’honnêteté intellectuelle. Plus il y a d’outrances, plus j’ai envie d’une sorte de tenue, mais pas une tenue « droitière » ou « réac » ! C’est une forme d’éthique, d’attachement à notre humanité et au discernement. La littérature peut d’ailleurs nous y aider, comme je l’illustre dans mon livre avec les romans de Barbara Kingsolver, Ursula K. Le Guin ou Amitav Ghosh.
Je crois beaucoup à son pouvoir perspectiviste : un roman permet de changer de point de vue sur le monde en le voyant par les yeux d’autres que soi, les personnages. C’est un instrument de liberté incroyable. Mais cela ne gomme pas les rapports de domination systémiques. Il ne suffit pas de créer de nouveaux récits pour transformer la société. La bataille culturelle fait partie d’un trépied, avec la résistance et la mise en place d’alternatives. Les trois sont essentielles, sans quoi l’on crée des envies frustrées, sans matérialisation possible, ou bien on passe pour de doux utopistes. Ces trois leviers sont inséparables.
Prendre conscience de ses privilèges est une bonne chose, mais il ne faut pas que ça culpabilise jusqu’à s’empêcher de ressentir de la beauté et de la joie : c’est précisément ça qui nourrit notre capacité à nous mobiliser et à lutter !
Celle qu’il y a entre une ligne de conduite éthique et politique. Enfiler un pull, faire du vélo, manger bio, ça ne fait pas un programme politique. Et les petits gestes ont une limite, celle de faire reposer sur des individus des actes qui ne dépendent pas que d’eux, mais de l’accès aux services publics, de l’information distillée dans les media ou des dépenses contraintes comme le loyer. Il ne s’agit pas de dénigrer ces gestes, ils sont nécessaires. Mais non suffisants. Ça ne doit pas être une excuse pour ne pas faire des efforts, mais encore moins un paravent pour ne pas mettre en place un cadre social qui permette à toutes et tous de faire les bons choix.
La littérature ne remplace pas l’expérience vécue, mais elle peut y pallier. On n’a pas tous la possibilité par exemple, surtout à l’heure où il faudrait arrêter de prendre l’avion, de vivre l’expérience qui a été la mienne, d’être loin de son pays d’origine, de ne pas être de la même couleur de peau, de ne pas maîtriser les codes, de vivre dans un pays sans eau courante, en zone de conflit, tout ce qui constitue une piqûre de rappel sur ce que ce signifie l’exil. Mais à défaut, la littérature permet de toucher du doigt ce qu’on n’a pas l’occasion de vivre dans la réalité. Cela dit, je serais favorable à réserver en priorité les voyages lointains aux jeunes. Que tous aient la possibilité de se confronter à d’autres cultures, de muscler leur empathie, de se cultiver par eux-mêmes et d’expérimenter l’importance de l’hospitalité...
Longtemps, je me suis moi-même construite sur un militantisme un peu guerrier : serrer les dents, être dure au mal, s’effacer derrière le collectif… et il ne s’agit pas de le renier ni de devenir angéliste, mais de dire, sans mièvrerie, que la radicalité et la capacité à faire face ne s’opposent pas à la gentillesse et à l’empathie, tout au contraire ! Ma meilleure alliée pour ça est Rosa Luxemburg, une figure révolutionnaire au-delà de tout soupçon de tiédeur, qui évoque dans ses lettres la coccinelle qu’elle sauve un hiver, la beauté des nuages et des fleurs…
Les Dépossédés d'Ursula K. Le Guin. J'aime sa manière facétieuse d'amener les choses.
Robin des Bois, pour redistribuer les richesses depuis la forêt.
Fromage blanc à la crème de marrons, d'une simplicité redoutable.
Un cosmos. Colorée, rustique, qui supporte la sécheresse, je la cultive beaucoup et son nom est évocateur.
Le calao gris, un oiseau du Kerala, en Inde, qui m'a beaucoup accompagnée lors de mon séjour là-bas.